Roman
19,00 €
292 pages
mars 2009
978-2-84921-146-5
Chapitre I
Comme à son habitude, Madame R. laisse son tricot du matin pour se rendre à la boîte aux lettres bleu mer qui s’ accroche à la porte bleu mer du petit jardin qui s’ incruste entre sa maison de pierre et la route. Onze heures trente. Le bateau, l’ Enez Eussa, a accosté, l’ avion a atterri, la poste a trié et le facteur a distribué.Ici, tout se règle par la voie maritime et la voie céleste. Pas de bateau, pas de touristes, pas de marchandises. Pas d’ avion, pas de journaux, pas de courrier, pas de livraison. C’ est rare quand le navire de liaison n’ atteint pas son but. Seules quelques tempêtes de renom l’ ont contraint à rester à Brest. Quant à la ligne aérienne, seule une purée impénétrable se permet parfois de l’ interrompre, du genre de celle qui arrive à chatouiller la corne de brume de Créac’ h et l’ incite à pousser son cri plaintif et lancinant.Aujourd’ hui, tout va bien. Le régulier est amarré depuis plus d’ une heure, l’ aéroplane repose ses ailes du côté de la chapelle Notre-Dame de Bonne Espérance. La vie coule doucement comme sur une île du bout du monde.
Elle traîne des savates Madame R. Il faut dire qu’ elle n’ est plus toute jeune. Elle file, au gré des embruns, vers ses quatre-vingt-cinq printemps. Elle en a vu des tempêtes, des brumes tenaces, des ciels radieux, des vents insolents, des touristes, des moutons, etc. La mémoire de l’ île, c’ est Madame R. Peut-être la doyenne ? Allez savoir. Elle se chipote sur le sujet avec ses copines qui caracolent autour du même âge pendant leur partie de scrabble dans la salle municipale. Chaque jeudi, à quinze heures, la bande des quatre se retrouve autour de la table située près de la fenêtre ouest, la meilleure place, avec vue sur la mer. Et que je te dispute un z, ou une définition que l’ on cherche avec frénésie dans le dictionnaire qui trône au milieu de la dite table, ou encore un total de points mal évalué. Juste une retenue oubliée. Mais quand même, faut faire attention. Elles se taquinent. Rien de bien méchant. L’ après-midi se passe ainsi agrémenté de tasses de café vidées distraitement, un œil sur le breuvage, l’ autre sur la règle en bois qui supporte les lettres. On est bien au club.C’ est justement cet après-midi que Madame R. doit s’ y rendre. Nous sommes déjà jeudi, que la semaine défile vite ! Pourtant, ici, perdu au milieu de l’ océan, on ne court pas. En tous les cas beaucoup moins que sur le continent.Elle songe à ses copines et à son scrabble quotidien, Madame R., quand elle approche de la boîte aux lettres bleue. La cage à missives l’ attend au bout de la petite allée cimentée bordée d’ hortensias roses ou bleus. Charmante allée qui donne envie de s’ y promener à longueur de journée. D’ ailleurs, quand les touristes se baladent nonchalamment sur la route à vélo ou à pied, ils ne manquent pas de s’ extasier devant tant de grâce et de poésie. Soigneuse Madame R.
Arrivée à son point de chute de la matinée, la vieille dame se penche par-dessus la barrière, tourne la tête à droite, puis à gauche, afin de scruter dans ce mouvement de balancier ce qui se trame à l’ horizon. Rien. Pas un chat, pas un mouton. Pas âme qui vive.D’ une main tremblante, elle décide alors d’ ouvrir le sésame à l’ aide de la clé rouillée, comme la boîte. Une seule lettre en occupe le fond. Madame R. referme la boîte, se courbe à nouveau au-dessus de la barrière. Toujours rien. Donc, demi-tour dans l’ allée, direction la cuisine pour chausser ses lunettes et découvrir d’ où provient la fameuse enveloppe.Elle n’ en reçoit pas beaucoup. À part des factures, le catalogue de la Redoute et une carte postale ou deux d’ amies parties sur le continent visiter leur famille, pas grand-chose à se mettre sous les lorgnons. Sa famille à elle n’ existe plus. Son fils l’ a délaissée. Installé dans l’ est, il a quitté définitivement l’ île pour affaires. Quelles affaires ? Elle l’ ignore. Une vague cousine lui écrit tous les trente six du mois. Seule. Elle vit seule. Comme elle l’ a toujours été. Son défunt mari, officier dans la marchande, l’ avait habituée à gérer le quotidien. Quand il a cessé, la grande faucheuse l’ a emporté rapidement. Une crise cardiaque en revenant du bar de la Place.La solitude, elle connaît. Elle n’ en fait plus de tracas depuis belle lurette.
Mais une lettre. Depuis si longtemps. Une amie ? Soudain la solitude tourne sa veste et la journée va paraître moins routinière. Madame R. chausse ses lunettes cerclées de plastique marron. Elle tient d’ une main ferme l’ enveloppe blanche qu’ elle n’ a pas lâchée depuis sa découverte. Elle s’ assoit doucement dans le fond de son fauteuil rouge, le dossier recouvert d’ une décoration façonnée délicatement au crochet. Il trône dans un coin de la pièce auprès de la fenêtre qui donne sur la mer, là où la lumière se répand le plus.Avec impatience et fébrilité, elle déchire le papier. Elle en sort une feuille pliée en deux. Elle la déploie. Quelques mots seulement s’ alignent. Madame R. est déçue. Et puis ces mots disposés en plein milieu de la page sont bizarrement constitués par des morceaux de… de journal. Madame R. n’ en croit pas ses yeux fatigués. Qu’ est-ce que c’ est que cette plaisanterie ? Elle en a vu pas mal dans sa vie d’ îlienne, mais pas encore une telle lettre. Non seulement les mots sont rares, mais en plus ils ondulent comme l’ océan.
Loïc Quintin
Avec ce quatrième roman, Loïc Quintin nous transporte sur l’ île du bout du monde. Là où tout finit et où tout commence.
Un crave, oiseau noir à bec rouge, survole l’ île et observe ses habitants d’un œil curieux. Il ravive les mémoires, réveille des souvenirs enfouis, il charrie des flots d’embruns venus de jadis. Bref, il dérange.
Ce roman imprégné de mystère est aussi une peinture des mœurs de l’ île d’ Ouessant, mêlée de faits historiques et teintée d’humour, qui nous entraîne au cœur d’un paysage sauvage et attachant, sur un morceau de terre éclaboussé par l’écume des vagues.
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