Chapitre I

On était fin mars. C’était dimanche. En ce milieu d’après-midi, le soleil ayant bien voulu être de la fête, la braderie d’Aix-les-Bains battait son plein. La foule se bousculait auprès des stands. Des mères de famille essayaient vainement de se frayer un chemin avec leur poussette. Des enfants, un instant perdus, se mettaient à pleurer. Tout le monde se plaignait de la foule et de la bousculade mais personne n’aurait cédé sa place pour un empire. Et surtout, tout cela restait bon enfant et la plupart des gens subissaient la cohue avec le sourire. On venait là, le plus souvent, non pour acheter quelque chose de précis mais pour le plaisir de chiner, de regarder, de marchander et de repartir finalement avec un objet dont on se demandait, arrivé chez soi, ce qu’on allait bien pouvoir en faire.Deux jeunes gens se promenaient tranquillement dans la foule. L’un était Renaud Durieux, capitaine de police à Aix-les-Bains auprès du commissaire Philibert Féra. L’autre était Isabelle Dubaye, une jeune femme d’une trentaine d’année. Originaire des Landes, elle avait voulu, dès l’adolescence, entrer dans la police, ce qu’elle avait fait après une licence de droit à Bordeaux. Nommée capitaine adjointe à Aix, il y a deux mois à peine, elle avait hésité à quitter son Sud-Ouest natal, sa famille, ses amis mais, n’étant pas encore mariée, elle avait finalement accepté cette possibilité de promotion. Femme et « étrangère » au pays, elle avait eu un peu de mal à s’intégrer. Au début, les policiers se moquaient de son accent. Elle ne se laissa pas démonter et leur répondit : « Et vous, les Savoyards, vous ne vous êtes pas entendus ? Vous avez un sacré accent, vous aussi ! ». Elle avait le verbe direct, la réplique facile, une bonne humeur contagieuse et avait finalement réussi à se faire admettre et à marquer son territoire.Renaud était tout heureux d’avoir une jeune femme comme adjointe. Depuis qu’elle était là, on les voyait toujours ensemble. Bien sûr, certains jasaient mais Renaud avait maintenant l’habitude : on le fiançait tous les six mois avec une femme différente. Il faudrait quand même un jour, il venait de dépasser la trentaine, qu’il trouve la compagne idéale et se marie. On n’en était pas là. Isa, c’est ainsi qu’on appelait la plus souvent Isabelle, et Renaud déambulaient le long des stands, regardant de temps en temps quelques objets. Au bout d’une heure de pérégrination, ils décidèrent de s’extraire de la foule. Ils quittèrent la rue de Genève, littéralement noire de monde, et s’engagèrent dans une rue perpendiculaire. Il y avait encore des promeneurs, mais on pouvait respirer et circuler presque normalement. Il s’arrêtèrent au stand d’un bouquiniste et restèrent un long moment à feuilleter des livres : Isa cherchait des romans policiers, Renaud des ouvrages sur la Savoie. Ils achetèrent chacun un livre, elle un Agatha Christie, lui un ouvrage sur l’abbaye d’Hautecombe, et continuèrent leur parcours. Ils arrivèrent devant le stand d’un antiquaire qui présentait des meubles et de la vaisselle. Isa avait loué un petit appartement et regardait, à tout hasard, si elle pourrait trouver de quoi compléter une installation encore très sommaire. Le marchand, d’un abord sympathique, lui fournit quelques précisions sur certains objets. La conversation se poursuivit sous le regard ombrageux de Renaud. L’homme racontait à Isa qu’il avait passé ses dernières vacances à Capbreton, dans les Landes. Renaud fit mine de s’en aller mais Isa ne semblait pas disposée à le suivre. On aurait dit qu’elle avait décidé de procéder à l’inventaire du stand. Appelé par un autre client, Kévin – ils s’appelaient déjà par leurs prénoms – abandonna quelques instants Isa qui continua à examiner la vaisselle.— On peut peut-être y aller ? dit Renaud.— Attends une minute, j’ai encore des trucs à voir.Renaud faillit lui demander si c’était des trucs ou un type qu’elle avait encore à voir, mais il se dit qu’il n’avait aucun droit sur elle, pas même celui d’être jaloux. Pour ne pas trop s’éloigner en l’attendant, il repartit vers le bouquiniste. Il était plongé dans la consultation d’un des tomes de L’histoire de la Maison de Savoie d’Alexandre Dumas lorsqu’un hurlement d’une violence inouïe vint lui crever le tympan. Il se retourna et s’aperçut avec stupeur que c’était Isa qui avait poussé ce cri strident.