Au

Récit

19,00 

198 pages

avril 2010

978-2-84921-178-6

 

I

 

La nuit était déjà tombée sur Marseille quand le train quitta la gare Saint Charles. Ma tante m’y avait accompagné, après m’avoir accueilli, quai de la Joliette, où j’arrivais d’Alger. Broyé de fatigue par un voyage commencé quatre jours plus tôt à Colomb-Béchar, en début d’après-midi, le lundi « deux décembre » avait fait remarquer mon père, qui raffole des dates historiques. Le charmant petit train à voie étroite n’avait mis qu’un peu plus de vingt heures pour parcourir les cinq cents kilomètres séparant les confins sahariens de Perrégaux, nœud ferroviaire de la plaine au sud d’Oran, où un changement de train permettait d’atteindre Alger au milieu d’une deuxième nuit de voyage.J’avais dormi chez des amis algérois et, le soir suivant, passé la visite médicale prescrite pour mon admission à l’internat qui m’attendait. J’ai embarqué sur le Champollion, grand paquebot de la ligne d’Extrême-Orient, ce qui était exceptionnel entre Alger et Marseille ; je m’en suis réjoui, passionné que j’étais de la marine, qu’elle soit de guerre ou de commerce. Nous avons déchanté très vite. La rade passée, la houle était déjà forte, et le navire, pourtant bâti pour des mers plus redoutables, donnait de la bande. Pourvu d’une couchette, j’aurais aimé dormir, mais le besoin d’aller prendre l’air fut le plus fort. Le sympathique garçon de la couchette au-dessus de la mienne, gêné aussi par les mouvements du bateau, m’emboîta le pas. Nous avons fait plusieurs fois le tour du pont, croisant quelques passagers, pas plus enthousiastes que nous. On fanfaronnait, mais l’envie de vomir allait croissant, à mesure que le navire tanguait de plus belle, embarquant des paquets de mer à l’avant qui se déversaient par l’ouverture de la cale, remplie de prisonniers allemands – nous venions de l’apprendre. Je n’allais pas pleurer sur leur sort. Cela a duré plus que la nuit et, au lieu d’arriver en fin de matinée, c’est tard dans l’après-midi que l’on accosta, quai de la Joliette où ma tante m’attendait.Elle m’embrassa rapidement, à la manière de sa mère, ma grand-mère, toujours affairée. Elle me conduisit directement à la gare, me donna un sandwich et me mit dans le train. Nous avions peu de temps. Elle suivait, j’imagine, les prescriptions détaillées de mon père dans une lettre qui m’avait précédé. Maintenant, la joie d’aborder la dernière étape du voyage compensait tout l’inconfort des jours précédents. Je roulais vers Grenoble par la ligne des Alpes : Veynes, La Croix-Haute… Ensuite, j’allais trouver le Villaret, les copains, et le Collège. Le collège de La Mure, parce que son Principal avait répondu « oui » à mon père, contraint de m’y envoyer en pension pour préparer sérieusement le bac, le Lycée Bugeaud d’Alger ayant jugé préférable de se débarrasser de moi.

Il faut dire que j’y avais mis du mien, en collant une affiche pour l’indépendance de l’Algérie, le 11 Novembre 1946, sur le mur juste en face de la cathédrale, à l’heure de sortie de la grand-messe. On avait choisi l’endroit et l’heure pour être efficace car on n’avait qu’une affiche : le dos du journal La Vérité, organe – pas vraiment hebdoma-daire – de la Quatrième Internationale » qui recommandait de coller sur les murs son verso « après avoir barré la feuille de traits de couleur », pour respecter la législation. Il me plaisait de réclamer la Révolution en respectant la loi républicaine.Un flic, qui aurait pu ne pas être là, vous voudrez bien en convenir, m’avait surpris en fin de collage puis raccompagné au Lycée, d’où le Censeur m’a renvoyé à mes parents.

Mon père n’avait pas embelli de tous ces détails sa lettre à l’homme de gauche qu’était le Principal du collège de La Mure, celui-ci a bien voulu m’accueillir. Tout ça en fin de premier trimestre, ce qui faisait un peu désordre. Mais en cette période suivant de peu la Libération, il était alors peut-être normal d’accueillir, hors délais, un gamin éloigné par les « événements » du Collège où il avait été admis en 1940, année de la « débâcle. » J’arrivais alors de Villefranche-sur-Saône, amené par ma mère qui, prévoyante, n’avait pas oublié de se munir de mon certificat d’entrée en sixième, la veille du jour où les Allemands allaient arriver…

Dans ce train qui me ramène chez moi, je revois les grandes étapes depuis quatre ans : en 1942, mon père décida d’aller avec sa famille vers les confins sahariens, à Colomb-Bechar, où la mine, filiale de celle de La Mure, lui proposait un poste rémunérateur. On y arriva juste à temps pour que je me retrouve en pension au lycée d’Oran, quinze jours avant que les Américains ne débarquent, le 8 novembre 1942, libérant l’Afrique du Nord des Allemands, et moi du pensionnat, puisqu’ils eurent la bonne idée de transformer le lycée en hôpital, renvoyant les potaches chez leurs parents. Je fus rendu à Colomb-Béchar, et à ma famille, bien avant Noël. Je n’ai pas eu à regretter de n’avoir pas connu plus tôt « l’École Universelle » car elle avait une succursale à Alger. J’ai douillettement passé le plus gros de la guerre avec quatre années d’enseignement par correspondance qui m’ont conduit à rater mon bac du premier coup, en juin 1946, à Alger.

Extrait

 

Au fil de l'eau lourde

Michel Rostaing

À travers le journal de Michel Rostaing c’est l’histoire de la France pendant la IVe et la Ve République qui défile sous nos yeux. L’auteur nous plonge dans la période des « trente glorieuses » et nous raconte son ascension scolaire, universitaire et professionnelle marquée par quelques anecdotes révélatrices d’une époque.

Après Guerres d’enfance paru aux mêmes éditions, l’auteur poursuit une autobiographie captivante aussi bien au niveau historique que politique et scientifique.

La seconde guerre mondiale finie, Michel Rostaing rentre au pays et achève ses études d’ingénieur à l’école d’électrochimie de Grenoble. Il entre au Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) qui l’enverra d’abord en Aquitaine découvrir l’industrie pétrolière, puis en Suède, pour enfin l’affecter définitivement à Grenoble. Tout en suivant régulièrement les événements politiques à travers le monde Michel continuera ses périples professionnels de spécialiste de l’eau lourde et de l’hydrogène et s’envolera très souvent pour l’Italie mais aussi en Israël, aux Indes, en Indonésie, au Japon ou au Canada…
 
« C’est toute une époque que tu fais si bien revivre : la nôtre. N’avons-nous pas eu une chance inouïe, celle de l’avoir vécue ? Deux siècles en un ! »
Maître Jean Balestas

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