Saint-Paul-les-Dax, Landes, mars 1995

Mais où est cette sacrée loupe ?C’est encore un coup de Yolande, c’est sûr ! Elle me cache tout celle-là ! Je ne suis plus chez moi ! À cause d’elle, je n’y vois plus rien ! Quand je pense à ces satanés professeurs parisiens qui disaient me soigner les yeux ! Ils croient toujours tout savoir, ceux-là ! Des charlatans, rien que des charlatans !

Tant pis, pour le napperon, il attendra. Je vais me reposer un peu, là, sur mon fauteuil, je serai bien, réchauffée par les premières douceurs du printemps. Viens, Mimine, tu me tiendras chaud…

Je suis gelée, François est pourtant venu réparer la chaudière. Il faudrait que je lui demande de venir de nouveau, pour la pousser un peu plus !

Y’a quelqu’un ?… Non, je crois que c’était un courant d’air…

Mais où est cette maudite sonnette ? Pourquoi Yolande se croit-elle obligée de tout cacher ? Ah, la voilà ! Non, c’est ma loupe ! Cette fois, je te tiens et, sois-en sûre, je ne te lâcherai plus ! Alors voyons, la sonnette. Quelle sotte, je l’avais mise sous mon napperon ! Je vais la faire tinter un bon coup !

Maintenant, mon Lou va venir me chercher… Tout est si noir, tout à coup, si froid… Ah, si mon Raoul était là ! Et mon papa, pauvre Sam, je me souviens très bien de lui, c’était avant la grande guerre, en Alsace, il y avait Fanny, il y avait Joseph, cela fait bien longtemps déjà…

Brumath, Bas-Rhin, 85 ans plus tôt

Mon père aimait nous faire peur, surtout le soir, lorsque, avec ma sœur, enfoncées dans nos oreillers, nous l’attendions dans le noir. La lueur vacillante d’une bougie à moitié fondue, puis le craquement sourd du vieil escalier de chêne annonçaient toujours sa venue. Se détachaient alors sur les murs d’immenses ombres chinoises qui nous terrifiaient. Nous disparaissions encore un peu plus sous l’édredon, impatientes d’écouter l’histoire mystérieuse, sa Kinder Liedle :- Des isch de düme der schittelt pflüme… Son crâne en friche, piqueté de rares cheveux, portait la rousseur des gens du Nord. Éclairé par la faible lueur, son visage doré se penchait doucement et le terrible récit continuait :- … der hebts se ùff der schittelt pflüme… Mais, ce dont je me souviens surtout, c’est de sa tendresse, de son immense tendresse. C’était, je le crois, un homme bon. C’était notre papa, notre papa Sam.Souvent, terrassée par la fatigue, je m’endormais, bercée par la chanson lancinante du monologue paternel, sans connaître la fin du récit :- … er tràjt se heim, un d’r klein stùmpe, est alli allein…

Malgré ses origines ashkénazes, ces Juifs venus d’Europe centrale, il se sentait chez lui, en Alsace, pourtant si loin de la terre promise. Il était né le 19 mai 1869, dans la petite ville de Brumath, une petite bourgade sans histoire, perdue au milieu des vignes, à quelques lieues de Strasbourg.

Comme son père, comme sa mère, il est né Français et comme eux il haïssait les Boches, les Frigolins, les Frisés, enfin ces Allemands qui, à coup de bombes, avaient arraché leur passé et interdisaient maintenant jusqu’à la langue de leurs aïeux. Par-dessus tout, mon père haïssait celui qu’il appelait, selon l’humeur, monsieur le compte ou l’ogre germain, cet Otto Von Bismarck qui, en 1871, avait volé leur terre d’asile pour l’offrir à son Kaiser.

Toute cette amertume accumulée au fil des années ne l’empêcha pas de devenir un habile brocanteur, modeste marchand de bric-à-brac de la rue de Strasbourg. Il se maria à la synagogue, avec Anna Aaron, sa petite marguerite, son rosé des prés, sa lumière et aussi, ma maman ! Quelque mois plus tard, il eut la joie d’annoncer la naissance de deux charmantes petites filles : Emma et moi, Suzanne.