François souffrait d’un malaise incoercible et grandissant chaque fois qu’il devait prendre l’avion. Un malaise qu’il ne savait ni dire ni gérer – ni digérer – le gagnait, grossissait en lui et finissait pas occuper toutes ses pensées, gangrène mentale totalement ubiquitaire et méphitique. Qu’il s’agisse de déplacements professionnels ou menés pour le plaisir, la terreur née de l’anticipation des instants qu’il allait avoir à vivre – soit durant un vol, soit dans la succession des événements qui précèdent un embarquement – provoquait en lui des comportements totalement irrationnels, bientôt irréfléchis. Quoique irréfléchi ne soit pas le bon terme, puisque précisément, c’était à force de trop y réfléchir qu’il nourrissait en lui ces flots de pensées et d’images macabres. On pardonnera le recours à l’expression « déplacements pour le plaisir » pour évoquer quelque voyage d’agrément, concept qui n’évoquait pour lui que désagrément s’il savait devoir le réaliser en avion.
Dans son parcours de vie personnel, le recours à ce mode de transport s’avérait assez récent, ce qui peut paraître étonnant pour un quinquagénaire qu’on regarderait comme actif, sportif, quasi moderne ; il est vrai cependant qu’il avait peu bourlingué, et n’avait pas eu l’occasion – il ne l’avait pas provoquée non plus – de quitter le vieux continent, ni pour affaires professionnelles ni lors d’une villégiature éventuelle. Il avait par ailleurs méticuleusement banni de son éventail de passe-temps toute expédition qu’il lui aurait fallu parcourir autrement que sur le plancher des vaches.
On comprendra donc aisément que la toute première occasion de monter en avion lui fût offerte uniquement pour des raisons liées à son activité professionnelle, comme on admettra qu’il s’en souvînt parfaitement, avec luxe de détails au demeurant insignifiants pour un bourlingueur patenté. À l’époque, il travaillait comme journaliste pour un hebdomadaire spécialisé dans les techniques de jardinage, et il fut envoyé couvrir une actualité à Amsterdam. Jusque-là, hormis quelques reportages de terrain sur des lieux de production proches de son bureau, son activité se déroulait principalement dans les locaux de l’entreprise qui l’employait et il y faisait ses premières armes à l’aide du téléphone et du fax. Ses ambitions de grands reportages en zone de conflit mondial généralisé avaient sans doute dû être revisitées à la baisse et il rongeait un peu son frein au secrétariat de rédaction. Aussi se réjouissait-il, et l’on peut dire même qu’il lui semblait revivre, lorsqu’il devait se rendre sur le terrain, en voiture ou en train. Prendre l’avion pour Amsterdam fut donc à regarder comme une grande première, un événement fort, pour quelqu’un qui ne savait pas encore… qu’il ne savait pas prendre l’avion et ne le saurait pas de longtemps. Il ne pouvait nullement imaginer la phobie qui allait progressivement sourdre en lui et l’assaillir infailliblement chaque fois qu’il aurait à recourir à ce mode de transport.
Son baptême de l’air se limita à un aller-retour vers Amsterdam-Schiphol via Paris, depuis son lieu de travail. S’il se fût intéressé davantage à l’aviation, au transport aérien ou à la géographie du lieu où il allait atterrir pour la première fois de sa vie, François aurait appris peut-être que cet aéroport jouxte le polder de Haarlemmermeer, construction humaine gagnée en 1852 sur un grand lac connu pour ses orages soudains et violents. Les bateaux pris dans les tourments météorologiques venaient se réfugier dans l’un des bras du lac nommé Schiphol, pour schip hol, littéralement « trou » ou « refuge à bateau ». Celui-ci a donné son nom au lieu, et plus tard à l’aéroport. Et l’on pourra s’étonner de la coïncidence étonnante, mais pourtant bien réelle, qui maria un jour deux des grandes phobies de cet homme, celle encore à venir envers le transport en avion, et celle de toujours, animale et dévastatrice, de l’orage.