Amaury, compagnon de Bayard

Chapitre I - Adoubement, 1493

 

À genoux sur la pierre glacée, en chemise de lin blanc, bien piètre coussin, Amaury, la tête baissée, priait les mains jointes.
La nuit avait été longue et les derniers jours encore plus puisqu’il jeûnait depuis vingt-quatre heures. Si son esprit attendait avec impatience ce moment, son corps jeune et exigeant était plus difficile à dompter. Il tenait à lui rendre la partie difficile ; son ventre gargouillait honteusement et des images de toutes sortes, poulardes dégoulinantes de graisse, pain tartiné de vieux fromage, gâteau d’épices et de miel lui traversaient l’esprit, le mettant à la torture. Il avait tellement peur de manquer à ses devoirs ! Il lui avait fallu beaucoup de contrôle pour ne pas quitter furtivement la cellule où il était consigné, mais non enfermé, afin de rejoindre les cuisines et se sustenter. Le jeûne était sa pénitence, il se devait d’être pur pour affronter ce grand moment, celui pour lequel il avait été séparé de sa mère à dix ans, mis en pension chez son oncle‑chapelain et éduqué afin d’apprendre les lettres, le calcul, l’astronomie. Il s’était fortifié, il avait appris à monter à cheval, à manier les armes, à lutter, à nager, à chasser, à écrire et à compter à la cour du duc de Savoie Charles et de sa merveilleuse femme Blanche Paléologue de Montferrat, pendant quatre années de pagerie*.
La veille il avait pris un bain purificateur. Puis on l’avait revêtu d’une tunique blanche signe de pureté, d’une robe rouge marque d’un devoir
– répandre son sang pour sa foi et son honneur – d’un justaucorps noir pour garder à l’esprit la mort qui l’attendait, comme tous les hommes. Il avait ensuite rejoint la chapelle avec son oncle et quelques amis ­chevaliers pour la veillée d’armes. Elle avait passé lentement en prières et sermons. Quelques-uns n’avaient pas hésité à raconter à voix basse quelques hauts faits de leur jeunesse, mettant un peu de gaieté dans cette ambiance austère.
Ce matin le prieur l’avait confessé, il avait communié et assisté à la messe ; il avait entendu le sermon sur les vertus et qualités des chevaliers. Le prêtre avait insisté sur les devoirs et sur les risques encourus par le chevalier au cas où il ne respecterait pas son engagement. Il serait alors proclamé indigne d’être chevalier. On le conduirait sur une estrade, son épée serait brisée et piétinée, son blason attaché à un cheval et traîné dans la boue. Tous pourraient l’injurier. On le mettrait sur une civière, on le recouvrirait d’un drap noir. On le porterait à l’église comme un mort et on réciterait les prières des défunts : il serait mort comme chevalier et banni toute sa vie.
La seule évocation de cette scène fit frémir Amaury qui au grand jamais ne pourrait s’avilir ainsi.

 

Tous étaient là, sa famille, les amis, les parents, les nobles des environs. Amaury approcha humble et digne, une épée suspendue à son col. Le prêtre s’en saisit et la bénit. Le jeune postulant, s’étant agenouillé, questionna alors son seigneur :
« Si vous pri qu’en guerdon de mon service me doigniès armes et me faîtes chevalier ».
Celui-ci lui répondit :
« Pour quelle raison désires-tu entrer dans la chevalerie ? Si tu recherches la richesse ou les honneurs, tu n’en es pas digne ! »
Amaury posa la main sur l’évangile et prêta à haute voix le serment des chevaliers :

 

Je crois à tous les enseignements de l’Église et j’en observerai ses commandements.
Je protègerai l’église.
Je défendrai tous les faibles.
J’aimerai le pays où je suis né.
Je ne fuirai jamais devant l’ennemi.
Je combattrai les infidèles avec acharnement.
Je remplirai mes devoirs féodaux, à condition qu’ils ne soient pas contraires à la loi divine.
Je ne mentirai jamais et serai fidèle à ma parole.
Je serai libéral et généreux.
Je serai toujours le champion du droit et du bien contre l’injustice et le mal.

 

Le prêtre récita quelques prières. Devant lui, Amaury se dandina un peu sur ses genoux endoloris et tenta de se concentrer sur les oraisons pour oublier la douleur diffuse qui gagnait ses membres. Il se mit à respirer calmement, attentif au mouvement de ses poumons. Il avait remarqué que cela lui permettait d’amoindrir la douleur parfois.
Tous reprirent en cœur les phrases du prêtre et la communion de tous ces gens rassemblés derrière lui était palpable : il pensa que l’instant était béni de Dieu !
Chacun des braves derrière lui avait en tête leur propre adoubement déjà ancien, mais dont ils pouvaient se rappeler chaque mot, chaque seconde. Repassant les événements, les erreurs, les manquements, mais aussi les principes qu’ils avaient juré de respecter. La vie est ainsi faite qu’il est difficile parfois de respecter ses vœux. Mais sincères, ils avaient fait de leur mieux. Dieu leur en était témoin et ils priaient tous, pour qu’il le reconnaisse.