Le

Récit

15,00 

96 pages

déc. 2010

978-2-84921-198-4

 

Presse

1 – Le Val Joli

 

 

La pluie tombait déjà pas mal…

J’émergeai de ma couette et l’idée de me lever, pour aller à un enterrement un jour de juillet, me renvoya aussitôt au plus profond de mes draps. Mais l’envie de retrouver les filles autour de moi, comme avant, me fit vite sortir de mon mauvais rêve.

Mourir en été, c’est trop bête ! Bon, il pleut, c’est déjà plus raisonnable !

La voiture me dirigeait seule…

J’étais perdue dans un brouillard de pensées si épais, qu’avec l’averse par-dessus, c’était vraiment du pilotage automatique…

Mais ce trajet, je l’avais respiré pendant quinze ans matin et soir et j’avais laissé sur les bords tellement de petits cailloux, qu’il était impossible de m’y perdre.

Dans cette boucle de la Seine, tous les jours, j’avais rempli mes yeux des moindres touches et taches du paysage : entre fissures, lucarnes, crépis, tuiles rondes ou carrées, c’était la même partition déroulée que seule la lumière faisait varier.

Arrivée au feu, les deux grandes tours du Val Joli me faisaient face. Un panneau indiquait à droite la mosquée, à gauche l’hôpital.

C’était là, entre la voie de chemin de fer et l’autoroute qu’avait poussé cette grande cité : un champ de parpaings à travers la campagne où venait s’empiler comme dans un gros mille-feuille, familles sur familles, toutes les couches cassées de notre société.

Chaque année, un bloc nouveau apparaissait et des populations déracinées venaient s’enterrer au paradis du Val Joli. De toute façon tout le monde s’en moquait, c’était caché par la forêt… et par le nom !

Je longeai la grande artère centrale qui semblait, seule, raccrocher ce lieu à notre civilisation, pour m’enfoncer dans une suite de petits quartiers, que je connaissais bien. Des sourires, des couleurs et des bruits me revenaient… Je croyais voir jaillir entre deux bâtiments, les silhouettes pressées des grands jours de marché. Moyens, petits ou grands, tous ces individus se donnaient rendez-vous, sur cette dalle immense pour laquelle aucun agent immobilier n’aurait parié sa prime contre un morceau d’humanité !

Mais le miracle avait bien eu lieu !

C’était une foire de gestes, de mots, de coutumes qui s’étaient recréés ; un carrefour de peuples qui s’étaient mélangés, un cœur bien vivant au milieu d’un ghetto condamné.

On était à Bagdad, Dakar ou Tanger…

Quand je levais les yeux des étals des marchands, j’étais fière d’être le témoin de ce théâtre mouvant, si loin des clichés de la télé ; au milieu de nulle part, simplement, j’étais fière d’être avec eux !

Rebaptisée « la Dalle » par les gens du quartier, ce large quai glacé aussi peu attrayant qu’un parking de supermarché, ressuscitait trois jours par semaine en se refaisant une petite beauté : les senteurs d’épices, les bâches colorées, les cris l’animaient d’une nouvelle vie. Les gens venaient de loin la visiter, certains par curiosité car elle était renommée, d’autres juste pour la humer, ou retrouver un peu de leurs racines.

Le Val Joli, c’était plus de quinze écoles primaires et dix écoles maternelles, six communautés, huit langues et combien d’enfants ?

Les promoteurs, qui avaient fait jaillir de la terre et de leur pauvre imagination ces ignobles champignons, très étonnés qu’ici des gens puissent vivre, travailler et se reproduire normalement, décidèrent de construire des écoles. Persuadés de leur génie architectural, ils n’avaient pas vu cet immense filet humain, accroché comme le lierre sur la pierre, plus grand de jour en jour, cachant le gris et la poussière.

Pour les enseignants, l’éducation nationale avait aussitôt proposé primes de risque et logements avec vue sur la médina. Entre des instits transplantés et des communautés trimballées, tout avait bien vite fonctionné ; il ne pouvait pas y avoir de regard étranger…

Arrivée par hasard, je ne savais pas que j’allais poser mon cartable pour quinze ans, bonheur compris !

 

Face au parvis de l’église, je coupai le contact brutalement, les poils des avant-bras déjà dressés par la traversée de ce lieu de vie auquel j’avais appartenu.

Dehors, elles étaient là : quatre petites têtes, comme les quatre points cardinaux d’une boussole, que mon cœur connaissait bien.

On serait toujours là, les unes pour les autres, on avait tellement navigué ensemble sur ce grand paquebot. Et souvent en eaux troubles !

 

 

2 – Le Paquebot

 

 

— Faut un sacré culot pour travailler là… T’as pas peur ?

C’était toujours la même question ! Nous ressemblions toutes les quatre à des extraterrestres venues de la planète ZEP ; alors quand vous rajoutiez que cela faisait plus de dix ans et que vous étiez en pleine forme : c’était vite suspect ! Remarquez, vous n’aviez pas le temps d’expliquer pourquoi, car vous étiez rarement réinvitée… Mais heureuse, vous gardiez précieusement votre salive pour plus tard.

 

Le premier endroit à trouver, en arrivant d’un pays étranger, c’est l’école… pour inscrire votre enfant. Vous êtes accueillis et compris, par gestes parfois… mais on est là ! Premier maillon de votre nouvelle vie, on vous donne du courage pour commencer le marathon des démarches administratives. On vous guide.

Et puis on vous explique alors, que même si vous habitez en face de l’école, le numéro du bâtiment n’est pas sur ce périmètre scolaire et qu’il va falloir marcher tous les matins vers un autre établissement.

 

Premier contact, premier regard à travers une grille aux bruits d’enfants qui jouent comme n’importe où sur la terre. Première petite main tendue, à la recherche d’un premier refuge, parfois…

 

— T’en as combien ? me glisse Elsa, sans attendre la réponse ! Ça fait trois écoles qu’ils font, et à chaque fois c’est non ! Si on ne les prend pas, sans voiture, la mère fera trois allers et retours par jour, sera trop fatiguée et rapidement les enfants resteront à traîner dans la cage d’escalier, au lieu d’aller en classe !

Une bouille agitée avec des cheveux dressés comme les poils d’une brosse à dents et un débit de parole difficile à arrêter, me regardait d’un air faussement embêté… Quand elle était en marche, rien ne pouvait la stopper ! Je n’annonçais même pas mon effectif ; d’ailleurs, c’était elle la directrice et elle le connaissait très bien ! Je disais oui de la tête et recevais en échange un grand sourire libérateur.

C’était comme ça qu’on fonctionnait, à l’urgence et au cœur, et si on avait pu chaque matin élargir les murs de l’école et les cloisons du dortoir pour en prendre encore un… C’était notre défi quotidien qui nous laissait rompues le soir, dans le canapé familial, et bien conscientes du bonheur de notre petit nid…

 

— Bon, comment ça va, le nouveau ?

— Pour l’instant, il ne parle pas, mais commence à s’amuser au coin garage.

Pour ces bouts de chou parachutés en terre inconnue avec des enfants qui parlent une autre langue, des adultes qui chantent, ordonnent et gesticulent devant eux toute la journée, c’était un grand choc !

Tout doucement, l’enfant se laissait apprivoiser, adoptant rapidement un langage des yeux, rassurant pour lui et suffisant pour nous. Mais quand un petit son, ressemblant à un petit mot, sortait de cette petite bouche… trop étonnée, vous cherchiez d’abord un autre enfant de la tête et en plaisantant, vous lâchiez :

— Tu peux répéter ? Je n’ai pas bien entendu !

Vous jubiliez, en pensant, ça y est ! Il est chez lui ! Son regard s’est arrêté de naviguer, le visage s’est relâché… et la bouche s’est ouverte ! Après six mois ou un an d’un silence inviolable, le mot glissait dans votre bouche comme un gros bonbon tendre !

 

Extrait

 

Le Paquebot

Cécile Delîle

Vous pensiez qu’une école c’est juste quatre murs et un toit… eh bien approchez ! En partageant la vie d’une institutrice vous verrez un cœur qui fait battre un quartier, des classes ou petits et grands flottent dans une odeur de craie bienveillante et font un bout de voyage ensemble…

— Faut un sacré culot pour travailler là… T’as pas peur ?

C’était toujours la même question !

Nous ressemblions à des extra-terrestres venues de la planète ZEP ; alors quand vous rajoutiez que ça faisait plus de dix ans et que vous étiez en pleine forme: c’était vite suspect !

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